Giovan Francesco Caroto a Vérone; une exposition courageuse d’un professionnalisme remarquable (texte original Français).

di Philippe PREVAL

De Giovanni Caroto (Vérone, vers 1480 – 1566), les amateurs de peinture ne connaissent à vrai dire que l’extraordinaire portrait de jeune garçon du Museo Civico di Castelvecchio (Vérone) qui avait été la vedette de l’exposition Gribouillages de la Villa Médicis, après avoir fait l’objet du rocambolesque vol de ce même musée en 2015 et de son, non moins rocambolesque, dénouement une année plus tard ; les tableaux étant retrouvés enterrés à la frontière de l’Ukraine et de la Moldavie.

Sa ville natale a l’excellente idée de consacrer une importante exposition à ce peintre appartenant à cette génération passée par les ateliers des grands artistes du quattrocento et, d’une certaine façon, rapidement dépassée par le météore Raphaël. On se souvient de l’épisode dramatique raconté par Vasari de Francesco Francia, ouvrant la caisse de la Sainte Cécile arrivée à Bologne et mourant des suites du choc produit par la révélation de l’écart entre sa propre peinture et celle du grand maître. Cette initiative mérite d’être encouragée car, de même que les massifs montagneux ne sont pas constitués que de sommets, la peinture ne se résume pas à cinq peintres par siècle et il est bon que des musées fassent connaître des artistes oubliés.

L’exposition conçue par Francesco Rossi, Gianni Peretti et Edoardo Rossetti et accompagnée d’un catalogue très riche, reprend le parcours du peintre d’abord dans la Vérone intellectuelle de son temps, une ville où les monuments antiques restent visibles, à commencer par les Arènes, puis dans la Mantoue des Gonzague qui vit alors son apogée, à Milan, Casale, pour revenir à Vérone où l’artiste atteint sa maturité.

Par Vasari, nous savons que Caroto est passé successivement par les ateliers de Liberale da Verona puis de Mantegna. La première partie de l’exposition est justement consacrée à cette période de formation et à l’influence que ces deux artistes ont exercé sur le jeune peintre. Elle nous permet de voir deux toiles sur les Triomphes de Pétraque de Libérale et un ensemble intéressant d’œuvres du maître de Mantoue parmi lesquelles l’extraordinaire Vierge à l’enfant de Tenerezza (collection privée en dépôt au Musei Civici agli Eremitani, Padua). Cette œuvre ouvre l’exposition de la meilleure manière.

Figure 1 Madonna della tenerezza, Padua, Musei Civici agli Eremitan (en prêt).

Cette même section permet de voir également une autre œuvre de Mantegna, récemment attribuée, La résurrection du Christ ainsi que quelques tableaux d’un autre collaborateur du maître, Lorenzo Leonbruno, dont une Scène Allégorique. Ce très intéressant panneau est contemporain de l’écriture du Roland Furieux. Le cartel indique que l’iconographie est incertaine. C’est un euphémisme. Il s’agit du thème classique de la nymphe observée par un satyre mais ce dernier est remplacé par un chevalier en armure. L’Arioste n’est pas avare de ce genre de scènes un peu étranges. Celle-ci ne figure dans son grand poème mais elle participe du même esprit de subversion des thème de la chanson de geste ou des romans de chevalerie à la cour de Ferrare.

Figure 2 Lorenzo Leonbruno, Scena Allegorica, Firenze, Galleria degli Ufizi

La résurrection du Christ de Mantegna qui a longtemps dormi dans les réserves de l’Accademia Carrara de Bergame mérite une longue méditation. Un montage intelligent permet de reconstituer l’œuvre telle qu’elle était avant son démembrement et de voir le projet du maître : les apôtres sont dans une grotte en contrebas du tombeau du Christ. Comme souvent Mantegna réussit à faire une peinture monumentale sur une surface très réduite.

Figure 3 Andrea Mantegna, la Résurrection du Christ, Bergame, Accademia Carrara

Les premiers tableaux de Caroto sont très influencés par Mantegna avec sans doute une certaine suavité héritée de Libérale da Verona.

Figure 4 Giovan Francesco Caroto, Vierge à l’enfant, Verona, Museo di Castelvecchio.

En 1506, Mantegna meurt. Peu de temps après ses élèves se dispersent. Caroto opte pour le nord. Il arrive à Milan, qui est alors l’une des villes les plus peuplées d’Europe. Elle ne compte pas moins de 100 ateliers d’artistes. Léonard y a laissé une forte empreinte. Caroto se rapproche alors d’un de ses principaux élèves ; Bernardo Luini. La monumentalité propre à Luini mais aussi à Bramantino passe chez Caroto. C’est la deuxième partie de l’exposition qui montre particulièrement bien cette transmission en présentant en particulier une Sophonisbe (Verona, Museo di Castelvecchio), un Saint Sébastien (très théâtral) et plusieurs Pieta, dont celle avec saint Jean qui peut être directement comparée avec celle de Luini conservée Houston (museum of Fine arts).

Figure 5 Giovan Francesco Caroto, Compianto su Cristo morto, Verona,  Museo di Castelvecchio
Figure 6 Caroto, Pieta, collection privée.
Figure 7 Caroto, Pieta della lacrima, Verona, Museo di Castelvecchio

A ce grand tableau qui force sur le pathos, on peut préférer une version postérieure plus resserrée :

Pour la Pieta della lacrima, Caroto décide de resserrer la composition en se limitant à trois personnages (Le Chris, Marie et Saint Jean) et en les disposant devant un rocher, ce qui réduit la profondeur de champ. Le Christ est assis sur les genoux de sa mère comme pour la Piéta de Saint Pierre de Michel-Ange et comme pour celle de Luini conservée à Houston.

Caroto réussit une œuvre d’une grande émotion et d’une grande retenue.

Figure 8 Giovan Francesco Caroto , Saint Sebastien, Casale Monferrato, Chiesa di Santo Stefano

Caroto se fixe pour un temps en Lombardie puis à Casale Monferrato, il devient l’artiste de la cour du marquis Boniface II Paléologue. L’unique œuvre de l’artiste véronais restée à Casale est heureusement présente. Il s’agit d’un retable consacré à Saint Sébastien.

Caroto atteint sa maturité. Il quite Casale en 1524 pour revenir dans sa ville natale et y occuper une place de premier plan.  Il travaille pour la riche famille della Torre. Il réalise en particulier les fresques décorant le palais Maffei della Torre. Une fresque, d’une iconographie assez étonnante puisqu’elle met en scène le Père éternel en compagnie des sept vertus chrétiennes (on note au passage que les vertus théologales sont habillées alors que les vertus cardinales sont nues), est présentée en relation avec une autre fresque de Luini (Une famille de satyres sacrifiant à Pan, Milan, Pinacoteca di Brera) montant ainsi la permanence de l’influence de l’artiste milanais.

Figure 9 Giovan Francesco Caroto, Il Padre eterno e le sette Virtu, collection privée

Le repos pendant la fuite en Egypte, petit chef d’œuvre aujourd’hui au Louvre, est également exposé dans cette partie. Dans ces petits tableaux de dévotion privée, Caroto trouve des notes très justes.

Figure 10 Giovan Francesco Caroto, Repos pendant la fuite en Egypte, Paris, Musée du Louvre

L’exposition quitte ensuite le plan chronologique pour ouvrir une section consacrée au travail de portraitiste de l’artiste. C’est ici que sont présentées plusieurs œuvres de premier plan dont les deux portraits du Louvre, et bien sûr l’iconique portrait de jeune garçon présentant un dessin.

Figure 11 Giovan Francesco Caroto Fanciulo con disegno, Verona, Museo di Castelvecchio

Le contraste entre la figuration très proche de la suavité de Luini, la frontalité et l’espièglerie manifeste du modèle et le presque trompe-l’œil du croquis donne à cet œuvre un pouvoir de fascination exceptionnel. Francesca Rossi souligne qu’il s’agit d’un unicum dans la peinture italienne du XVIe siècle.

Au début des années 1530, Caroto reçoit la commande de la décoration du studiolo de Jules della Torre, humanise et collectionneur d’antiques. Giovan Francesco s’insère ainsi dans la grande tradition des peintres lettrés collaborant avec des mécènes humanistes. Il produit alors ses œuvres les plus originales dont Veritas filia temporis, la Tentation du Christ et le combat de Saint Michel contre Lucifer. L’ensemble est conservé Museo di Castelvecchio et heureusement présenté dans l’exposition.

Figure 12 Giovan Francesco Caroto, Veritas filia Temporis, Verona, Museo di Castelvecchio

L’exposition s’achève par une section consacrée à l’œuvre du frère de Giovan Francesco, Giovanni, présentant son œuvre d’architecte, de dessinateur d’architecture, d’antiquaire et de peintre. S’il est un peintre très inférieur à son frère, Giovanni a une grande importance pour le travail de documentation du patrimoine antique de Vérone et son ouvrage, De le antiquita de Verona, fut utilisé dans toute l’Europe. Il prfigure en quelque sorte et en se limitant à Vérone, le Museo cartaceo de Cassiano dal Pozzo.

On ne peut que remercier les organisateurs de l’exposition et leurs soutiens de leur courage et de leur remarquable professionnalisme. Il n’est pas facile d’attirer les visiteurs quand on sort des grands noms et des sentiers battus. Pourtant à celui qui ose franchir le seuil de cette exposition, il sera permis non seulement de pouvoir contempler d’authentique chefs d’œuvres mais aussi de faire la connaissance d’un artiste éclectique et attachant et de mieux comprendre la place de Vérone dans l’histoire de l’art italien du Cinquecento.

Philippe PREVAL   Paris  4 Settembre 2022